En 2023, des travaux de l’Université de Duke montraient que, malgré des milliards investis dans la recherche académique – 13 milliards par an de dotations budgétaires dans le cas français –, les découvertes issues des écoles et universités peinent à devenir des innovations. Pire encore, les efforts des pouvoirs publics pour encourager le transfert via l’entrepreneuriat académique ou les brevets, auraient même des effets délétères sur l’économie.

Début février, en s’appuyant sur ces travaux et en caricaturant la recherche académique comme un « havre de geeks curieux et désintéressés », The Economist, ouvrait le débat : doit-on vraiment financer la recherche académique ? Le journal britannique proposait dès lors un argumentaire, entre nostalgie d’un âge d’or révolu d’une recherche industrielle de premier plan, et critique de la dynamique actuelle de la recherche.

Pourtant, sans minimiser le phénomène, nous pouvons proposer à la fois une interprétation plus nuancée de ses causes, mais aussi des voies alternatives prometteuses pour y faire face, nécessitant toutefois un soutien renouvelé à la recherche académique. Cette réflexion est importante, dans un contexte où le gouvernement français vient d’annoncer dans ce même mois de février, vouloir réaliser près d’un milliard d’économies sur l’enseignement supérieur et la recherche.

Le « bain de sang » de la recherche industrielle dans les années 1990

Certes, « l’âge d’or » de la recherche en entreprise a bien eu lieu. De l’Après-Guerre jusque dans les années 1990, les grandes entreprises investissaient massivement dans des projets de recherche ambitieux. On citera par exemple le cas célèbre des laboratoires de recherche de l’ex-opérateur historique américain AT&T Bell Laboratories et de ses 14 Prix Nobels dans des domaines aussi variés que les pincettes optiques ou le fond diffus cosmologique, et qui a développé en parallèle le transistor, le laser ou les premières télévisions. Autre exemple, DuPont de Nemours, qui publiait davantage d’articles que le MIT et CalTech combinés en 1960 dans la revue académique majeure de chimie.

Toutefois, le tournant des années 1990 est marqué par ce que les historiens des sciences ont appelé « le bain de sang » de la recherche industrielle. On assiste à la disparition des grands laboratoires de recherche industrielle (Bell Laboratories, Kodak, General Electric) mais aussi à une réduction importante des moyens des chercheurs de l’industrie, avec une injonction à un recentrage vers des activités plus appliquées.

Entre 1980 et 2006, aux États-Unis, le nombre d’articles scientifiques publiés par des industriels a chuté de 60 %. Il s’agit bel et bien d’un passage de témoin aux académiques dans les universités et les écoles pour prendre le rôle de principal producteur de connaissances scientifiques, mais aussi avec l’exigence de sa transmission vers l’industrie. En conséquence, et comme le montre les travaux de l’université de Duke, les recherches académiques ont peiné depuis à se traduire par des avancées tangibles pour les entreprises. Faut-il pour autant risquer un « bain de sang » de la recherche académique ?

Ne pas oublier le rôle vital du capital humain académique pour l’innovation

Dans son analyse, The Economist ignore l’un des résultats clés des travaux sur lesquels ils s’appuient : le rôle clé du capital humain développé à travers la recherche académique. Les doctorants et post-docs, formés par les universités et les écoles, sont essentiels non seulement comme producteurs de science pendant leur parcours académique, mais aussi comme vecteurs de transfert de connaissances vers le secteur privé, notamment pour les entreprises et start-up qu’ils peuvent rejoindre.

Cette dynamique illustre la valeur fondamentale de la recherche académique, historiquement reconnue pour sa capacité à générer des connaissances de manière rigoureuse et contrôlée, qualité toujours très prisée par le monde industriel aujourd’hui.

Dans ce sens, nos travaux récents ont d’ailleurs montré en France, le rôle clé des thèses CIFRE, ces doctorats réalisés en partenariat avec l’industrie et qui permettent à la fois des avancées industrielles et académiques. Plus globalement, en reconnaissant ce rôle clé de la recherche académique pour l’innovation, il est essentiel de poursuivre les efforts pour renforcer la reconnaissance du doctorat, mais aussi de booster son attractivité pour éviter que des étudiants prometteurs s’en détournent, face aux manques de moyens et de perspectives de carrières. Le Plan national pour le doctorat en France constitue une direction prometteuse, qu’il ne faudra pas manquer.

Une fonction innovation à réinventer

Pour rapprocher la recherche académique et le monde de l’entreprise, il est aussi crucial de renforcer la fonction innovation au sein de l’industrie. Historiquement, les périodes de grandes avancées industrielles montrent que les chercheurs travaillaient en collaboration étroite avec des figures semblables à ce que nous appellerions aujourd’hui des directeurs de l’innovation. Un exemple classique est la découverte du nylon par DuPont, où le directeur de la recherche, Elmer Bolton a joué un rôle clé en dirigeant les efforts d’innovation et en coordonnant les stratégies et les personnes impliquées. On retrouve le même mécanisme dans les Bell Laboratories avec Mervin Kelly sur le transistor.

Les entreprises doivent donc (re)développer une fonction innovation qui facilite la collaboration avec le secteur académique, nécessitant des compétences spéciales pour naviguer dans l’inconnu. En France, des efforts sont faits pour développer ces compétences du côté des pouvoirs publics : augmentation des laboratoires communs entre le CNRS et l’industrie, création d’instituts de recherche technologique novateurs comme SystemX.

Néanmoins il reste essentiel pour les entreprises de s’appuyer sur une Direction de l’Innovation forte, qui s’attachera notamment à repenser et renforcer les collaborations avec le monde académique, dans des logiques qui bénéficient à la fois à la science et à l’industrie : un modèle prometteur dit de double impact science-industrie.

Les risques majeurs d’une interprétation trop hâtive

Une interprétation trop hâtive de la distension du lien entre recherche académique et innovation pourrait avoir des conséquences néfastes sur tout l’écosystème de R&D. Réduire le financement académique de la recherche au seul titre de la pauvreté de ses innovations revient à bouleverser ses mécanismes, nier l’hétérogénéité de ses impacts.

Si nous avons proposé deux voies d’intérêt pour mieux comprendre et rapprocher recherche académique et innovation, il ne faudrait pas oublier que les recherches peuvent aussi prendre du temps avant de trouver leurs applications. Dès lors, le financement public reste essentiel dans un contexte où l’investissement privé est généralement court-termiste.

À ce sujet, on rappellera la phrase cinglante de Paul Berg, Prix Nobel de chimie 1980, interrompant en plein discours Thomas Perkins, surnommé « le roi de la Silicon Valley » pour le rôle central de son célèbre fonds d’investissement KPBC (Genentech, Google, Amazon, HP). Alors que Perkins s’attachait à célébrer le rôle clé de la prise de risque des investisseurs pour l’innovation, le lauréat du Nobel lui lance :

« Où étiez-vous dans les années 1950 et 1960 quand tout le financement devait être fait dans la science fondamentale ? La plupart des découvertes qui ont alimenté [l’industrie] ont été créées à cette époque ! »

Cet article de The Conversation est republié sous licence Creative Commons.

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