Le prochain vainqueur de Roland Garros empochera 2,4 millions d’euros. Peut-être sera-ce encore Rafael Nadal, pour la quinzième fois. Même somme pour celle qui emportera la finale. Iga Swiatek la Polonaise pour une troisième victoire ? Quoiqu’il en soit, un peu plus de 50 millions d’euros seront distribués cette année aux joueurs et aux joueuses.

Comme pour les autres sports professionnels, le tennis n’offre pas que des trophées en argent à brandir devant un public exalté. Son caractère particulier réside dans le très grand écart des dotations pécuniaires aux différents tours de la compétition.

Attirer les plus grandes stars

Les prix répondent à une double finalité. La première est évidente : attirer les joueurs dans la compétition, en particulier les plus grandes stars. Manifestement, aux yeux des organisateurs des quatre tournois majeurs, le prestige et les points au classement international qu’ils rapportent ne suffisent pas pour s’assurer de la présence de la plupart des cent premiers joueurs mondiaux. Cela vaut notamment pour l’Open d’Australie du fait de son éloignement géographique. La seconde est peut-être moins intuitive : faire en sorte que les joueurs donnent le meilleur d’eux-mêmes. Ce qui suppose qu’ils réalisent plus d’efforts en match dès lors que la victoire leur rapporte plus d’argent.

Un petit nombre d’études empiriques ont mis en évidence cette sensibilité des joueurs professionnels au gain. Il a par exemple été estimé que la performance sur les courts augmente d’environ 1 % quand le différentiel double entre le prix accordé au vainqueur et celui accordé au perdant. Ou encore que le favori du match présente 2,8 % plus de chances de l’emporter lorsque le différentiel augmente de plus de la moitié par rapport à la moyenne. Remarquez que la démonstration n’est pas directe. L’effort des joueurs n’est pas observable en tant que tel. Il est alors supposé que la performance des joueurs ou le niveau de jeu du favori reflètent les efforts consentis, toutes choses égales par ailleurs.

D’un point de vue théorique, cette réponse des joueurs aux incitations financières n’est pas surprenante. Les compétitions de tennis sont organisées comme une série de rencontres successives éliminant le perdant et autorisant seul le gagnant à poursuivre sa route vers une éventuelle victoire finale. Un tournoi donc, modélisé justement par la théorie économique du même nom. Elle part de l’idée que la performance d’un individu dépend de son talent et de ses efforts et qu’il ajuste ces derniers en fonction du gain espéré (soit le montant des primes successivement offertes aux vainqueurs des matchs moins le coût de l’effort). Le compétiteur augmente sa probabilité de victoire en exerçant un plus grand effort étant donné le talent et l’effort de son adversaire ainsi que son propre talent.

Nécessaire inégalité du barème ?

La théorie des tournois implique d’établir un barème de prix fortement inégalitaire. Raisonnons par l’absurde en supposant que le prix soit le même pour tous les duels. L’effort individuel se relâcherait inéluctablement des premiers éliminatoires jusqu’à la finale. Imaginez par exemple que le prix en cas de victoire pour les quarts, les demi-finales et la finale soit de 100 000 euros par match. Un quart de finaliste peut s’attendre à emporter 300 000 euros s’il gagne toutes les épreuves ; mais une fois parvenu en demi-finale, il ne peut plus espérer qu’emporter 200 000 et seulement même 100 000 s’il parvient à la finale. La perspective d’une espérance de gain décroissante se traduirait par un effort décroissant au fur et à mesure du déroulement du tournoi.

Pour s’assurer un effort des individus constant d’un tour à l’autre, il faut que le prix augmente d’un tour à l’autre. La théorie des tournois suggère même d’offrir un prix incomparablement plus élevé pour le gagnant de la finale car une fois remportée, faute de nouveau duel devant lui, il n’a plus de gain supplémentaire à espérer. Les organisateurs des compétitions de tennis ne sont sans doute pas familiers de la théorie économique des tournois mais ils en suivent sans le savoir les préceptes.

Attention toutefois à ne pas se méprendre. Il ne s’agit pas de prétendre que les joueurs professionnels de tennis sont des Homo œconomicus. Ils se révèlent certes sensibles à l’appât du gain mais il n’est évidemment pas leur seule motivation à exercer des efforts pour gagner leurs matchs. Le goût de vaincre, la recherche de notoriété, la volonté de marquer son époque, ou même simplement l’amour du jeu sont également de puissants incitants. Plus sans doute même que l’argent comme le laisse supposer d’ailleurs les effets de quelques pour cent seulement mis en évidence par les études empiriques citées plus haut.

Des stratèges du service ?

Le service est le seul geste parfaitement à la main du joueur. Il en est le maître. A lui seul d’agir et pas seulement de réagir. A lui de décider où placer sa balle dans le terrain adverse ainsi que de l’effet et de la vitesse qu’il veut lui imprimer, 257 km/étant le record officiel à battre pour les hommes. Naturellement, si le receveur le savait d’avance, son retour serait plus efficace. D’où la nécessité de servir de façon imprévisible sur le revers ou le coup droit de l’adversaire. Et non de servir systématiquement sur l’un de ses flancs même s’il est un peu plus faible.

Statistiquement, on observe que la probabilité de gagner le point en servant à droite ou à gauche est quasiment identique. Par exemple sur dix matchs durant lesquels d’anciens champions comme Borg, McEnroe, Lendl ou Sampras ont servi 3 026 fois, le serveur a gagné en moyenne 65 fois sur 100 le point en servant à droite et 64 fois à gauche. Ceci alors même que sur ces matchs les serveurs ont un peu plus servi à droite qu’à gauche, une différence reflétant un service en moyenne plus efficace sur ce côté.

Là encore, cela ne constitue pas une surprise pour un théoricien. Une égalité de probabilité est attendue par la théorie des jeux lorsque, face à l’incertitude, les décideurs suivent une stratégie dite « minimax regret ». Cette dernière consiste à minimiser le maximum de regrets qu’ils peuvent avoir au moment de prendre leur décision. Dit autrement quand le regret de n’avoir pas choisi la meilleure solution est minimal. Les statistiques qui viennent d’être citées proviennent d’ailleurs d’un article intitulé « Minimax Play at Winbledon » paru il y a près de vingt ans dans la plus prestigieuse des revues académiques en économie. Ses auteurs modélisent le jeu théorique du point de service comme un double choix : celui du serveur mais aussi celui du receveur qui prépare un peu à l’avance son coup droit ou son revers, par exemple en se postant un peu plus à droite ou à gauche sur la ligne de fond de court. L’équilibre de ce jeu est donné par une proportion précise de service droite/gauche : celle pour laquelle ni le serveur, ni le receveur n’ont intérêt à dévier car ils perdraient alors plus souvent.

L’égalité statistique des probabilités de gagner à droite et à gauche a été récemment confirmée sur 3 000 matchs et un demi-million de balles de services. Il faut dire que les 3026 services sur les dix matchs cités plus haut avaient été laborieusement collectés par les chercheurs en les visionnant eux-mêmes. Depuis l’introduction de Hawk-Eye, le système électronique d’aide à l’arbitrage qui reconstruit la trajectoire de chaque balle et permet même aux téléspectateurs de voir où elle a atterri, une masse de données est désormais disponible.

Les joueurs professionnels, des anxieux comme les autres ?

Le suivi parfait d’une stratégie « minimax regret » suppose également que les joueurs parviennent à la proportion d’équilibre selon une suite aléatoire. Si cette proportion est par exemple de deux tiers de services à droite et d’un tiers à gauche, il ne s’agit pas de servir deux fois à droite puis une fois à gauche ou vice-versa et répéter ensuite l’opération. Les joueurs de tennis professionnels ne se conforment pas ici à la théorie. Ils ont tendance à trop changer de côté par rapport à une machine qui établirait des séquences droite/gauche purement aléatoires. Ils ne sont pas de parfaits robots.

Un constat d’humanité qui se vérifie facilement par tout à chacun. Des robots ne pousseraient pas des grognements en tapant la balle comme Monica Seles en son temps. Ou ne suivrait pas comme Rafael Nadal un long rituel parcouru de tics avant de servir. Plus sérieusement, on observe dans les matchs du circuit professionnel que gagner un point augmente la probabilité de gagner le suivant. Un sentiment de confiance renforcée, sans doute. Et inversement la perte du point précédent augmente la probabilité de perdre le suivant. Le signe vraisemblable d’une anxiété montante.

Des travaux empiriques semblent montrer qu’elle n’épargne pas les professionnels. Dans un travail récent paru dans Psychology of Sports and Exercise, un trio de chercheurs s’est penché à la fois sur les points qui suivent une erreur manifeste (comme une double faute au service) et ceux qui présentent un caractère crucial à un moment de la partie (comme les balles de jeu décisif, de set, et de match), des points pour lesquels la pression sur les épaules du joueur est donc la plus élevée.

Mi-humain mi-robot

Les chercheurs découvrent alors qu’un point crucial succédant à une balle ratée a plus de chances d’être manqué qu’un point ordinaire. Et aussi que les vainqueurs des matchs ne sont pas plus immunisés contre cet effet renforcé de l’anxiété que ceux qui les perdent. S’ils gagnent leur match, ce n’est pas tant à cause d’un sang-froid plus grand lors des points cruciaux mais parce qu’ils maintiennent un niveau général de jeu plus élevé. Un travers cognitif qui n’épargne pas les commentateurs leur ferait prendre systématiquement les balles cruciales réussies pour une preuve de sang-froid.

Il y a toutefois des exceptions. Dans un essai de typologie des mentalités, des joueurs et joueuses de tennis à partir de données portant sur près de 1 000 joueurs et joueuses et trois millions de points, une économiste et un statisticien ont montré que les grands champions formaient une catégorie à part par leur moral d’acier. Parmi les hommes, on y trouve une douzaine de joueurs dont Djokovic, Nadal et Federer qui ont gagné 56 finales simples de Grand Chelem à eux trois. Ils servent mieux et non moins bien les balles de jeu décisif, sont moins affectés que les autres lorsque le point précédent a été perdu, et montent leur niveau de jeu sur les points leur permettant de prendre le service à leur adversaire.

Cette dernière caractéristique est d’ailleurs partagée par Jo Wilfried Tsonga et Gaël Monfils, deux joueurs chers au public français. Monter son niveau de jeu quand il le faut est aussi bien sûr un trait commun aux grandes championnes comme Serena Williams (23 victoires en simple de Grand Chelem). Les très grands du tennis sont des robots humains. Ils allient le sang-froid des premiers et l’aptitude mentale des hommes et des femmes à se surpasser, et aussi comme les autres à ne pas être insensibles à l’argent.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.Cet article est republié pour partie à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Pour lire l'original de l'article :

Accéder à The Conversation