Dans « Au Bonheur des Dames », en 1850, Emile Zola illustrait les techniques de vente utilisées par les magasins pour séduire les femmes et les inviter à acheter des étoffes. Il s’agissait alors de présenter au mieux les marchandises afin de leur donner envie d’acheter, et de les inviter à se projeter dans des tenues portées par les femmes bourgeoises.

Les techniques mobilisées pour ‘faire envie’ n’ont fait que se renforcer. Depuis les années 1950, la société de consommation a conduit les consommateurs à acheter des biens et à les accumuler au domicile.

Pourquoi les consommateurs accumulent des objets inutiles

Dans un document télévisuel daté de 1965, Georges Perec explique que les magasins créent un monde riche, fascinant, beau alors que la réalité résumée en métro-boulot-dodo est plus étriquée (« Georges Perec et la désillusion face à la société de consommation », INA, 2029).

Les techniques marketing (publicité notamment) créent une illusion du bonheur par « l’avoir », mais aussi des frustrations. Les objets chers sont dans des vitrines, inaccessibles même physiquement, nous pouvons les voir mais pas les toucher.  Aujourd’hui, ils sont derrière l’écran, encore inaccessibles.

Le marketing crée, lorsqu’il est mobilisé dans ce contexte marchand, des désillusions. L’objet acheté est souvent déceptif : les outils et techniques marketing stimulent l’envie, créent une enveloppe symbolique autour de l’objet ôtant aux consommateurs tous questionnements sur ses véritables besoins ; et sur l’origine de ce qui lui manque fondamentalement, qui ne peut d’ailleurs pas être nourri par des objets.

Les consommateurs possèdent des objets car ils nourrissent des besoins de contrôle, de sécurité et d’identité. Les objets permettent de contrôler l’environnement. Lorsque l’on veut écrire un message, nous avons besoin d’un stylo, d’un ordinateur ou d’un téléphone. Les objets nourrissent un besoin de sécurité. Ils sont toujours présents et ils permettent, par leur présence et par l’histoire tissée avec eux, de se composer un lieu de vie qui apaise – là où l’on peut se réfugier, loin du regard d’autrui.

Les objets sont enfin identitaires : ils sont des signes qui communiquent un capital culturel, un capital économique à ceux qui veulent bien les regarder, et si possible avec envie pour permettre à celui qui les exhibe de se définir (« La société de consommation : ses mythes, ses structures », de Jean Baudrillard, Folio, 1986). Les objets peuvent ainsi venir combler un vide existentiel, un manque de sens et donc de liens.

L’accumulation d’objets n’est pas compatible avec les limites planétaires

Le contexte évolue. Les différentes COP (Conférences des Parties), depuis la première à Berlin en 1995, alertent sur les impacts sur le climat et le vivant du modèle économique dominant qui repose sur l’accumulation d’objets. Les COP déterminent pour chaque pays des objectifs chiffrés en matière d’émissions de gaz à effet de serre et de réductions à atteindre.

L’ADEME a conduit une étude sur l’accumulation d’objets en 2021. Cette étude enseigne par exemple que, en moyenne, les femmes ont entre 11 et 84 paires de chaussures ; les hommes entre 9 et 32 paires. Une paire de chaussures achetée génère de la pollution, notamment pour les matières premières, l’assemblage et la distribution. Cette accumulation représente entre 143 kilos et 1 tonnes de CO2 pour les femmes et entre 117 et 416 kilos de CO2 pour les hommes. Un Français émet environ 9 tonnes de CO2 (dit autrement c’est son empreinte carbone). Il devra « faire des efforts » pour parvenir à la neutralité carbone en 2050, l’objectif des 2 tonnes.

Plus globalement, les objets polluent ; dans le sens où il faut extraire des ressources, les fabriquer, les transporter. Les fabriquer et les utiliser demande de l’énergie, aujourd’hui encore peu décarbonée. Ils deviennent de surcroît un jour ou l’autre des déchets. En effet, les ruptures (divorce, burn-out, maladies) conduisent à une modification de l’identité, et peuvent conduire concrètement à « faire du tri » et jeter (« Rupture(s). Comment les ruptures nous transforment », de Claire Marin, LGF).

C’est notamment le cas lors de la fin de vie d’un proche : il faut « vider la maison », parfois dans l’urgence alors que l’on est en deuil (« Understanding the process of the disposition of a loved one’s possessions using a theoretical framework of grief », de Valérie Guillard, Consumption Markets & Culture, 2017). Jeter étant la solution la plus « efficace ». Mais la plus polluante : 44 % des ordures ménagères sont incinérées en France. L’incinération des déchets permet de réduire leur volume en les brûlant, mais cela émet en particulier du CO2 et aussi du N2O. De plus, brûler ce que certaines générations ont mis une vie à acquérir a-t-il du sens ?

Les objets non utilisés génèrent ainsi de la perte d’utilité, autrement dit du gaspillage. Les objets stockés car « ça peut toujours servir » ne servent dans les faits si ce n’est jamais, du moins très rarement, faute de débouchés ; et deviennent obsolètes. Ils ne peuvent plus être donnés, voire valorisés, comme objets. Mais peuvent-ils l’être comme matières ?

L’accumulation d’objets : une opportunité pour la planète ?

Face à l’impact négatif des modes de vie accumulateurs sur le vivant, différents penseurs (universitaires, penseurs ; membres d’organisations non marchandes ; politiques ; artistes) envisagent une voie : celle de la sobriété.

Dans son sixième rapport, le GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) définit la sobriété comme « un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter la demande d’énergie, de matériaux, de terres et d’eau tout en assurant le bien-être de tous les êtres humains dans les limites de la planète » (« Climate Change 2023: Synthesis Report », GIEC, 2023).

Un mode de vie sobre repose sur de nombreuses pratiques notamment de faire (cuisiner, pédaler, jardiner, coudre, réparer, etc.). Or, ‘faire’ nécessite d’être (compétents, curieux) mais aussi d’avoir. Comment réparer une porte sans avoir de tournevis voire une ponceuse ou une perceuse voire « un bout de bois » pour la renforcer.

Comment faire son jardin sans avoir d’outils ? Fe vieilles planches pour faire des allées ? Un plastique pour protéger les semis contre le froid ? La sobriété des modes de vie nécessite d’avoir des matières, du matériel mais ne nécessite pas de le posséder. Les entreprises qui s’inscrivent dans l’économie de la fonctionnalité propose de louer des objets pour profiter de leur usage.

Le modèle d’affaire de l’entreprise « Les Biens en Commun » par exemple, repose sur l’usage. Le partage, l’une des modalités de circulation des objets permet également l’usage sans pour autant la possession. Partager l’accumulation d’objets et de matériels offre de surcroît un lien à autrui quand l’échange marchand en est dépossédé.

L’accumulation est également une « mine urbaine », un amoncellement de matières premières qui font défaut ou qui sont très coûteuses sur les marchés. 100 millions de téléphones portables dormiraient dans les placards alors qu’ils pourraient être recyclés. Idem pour le textile. Le recyclage en boucle fermée est une voie de valorisation pour la Filière Textile par exemple même s’il est encore rare aujourd’hui (le textile recyclé ne représente aujourd’hui qu’environ 1% du flux de matières textiles utilisées dans la production de vêtement).

Produire à partir de ce qui est accumulé, partager ce qui est accumulé : voici de ‘nouvelles’ pratiques en faveur de la sobriété matérielle, dont l’habitude peine à s’installer toutefois.

Comment aider les consommateurs à valoriser leur gisement d’objets et de matières ?

De nombreux leviers peuvent être actionnés par les organisations pour conduire les consommateurs à remettre en circulation les objets inutilisés mais aussi à les penser comme un gisement de matières à destination de tous, de la société comme des voisins.

Tout d’abord, il faut informer, expliquer les raisons pour lesquelles il est important sur un plan écologique de faire circuler les objets. Des entreprises ou organisations publiques proposent de financer des services de home organisers afin d’aider les consommateurs à s’alléger au bureau mais aussi à domicile.

Trier, renoncer à des objets ne sont pas des pratiques innées ; elles nécessitent souvent un accompagnement, notamment sur un plan émotionnel. Des incitations, solidaires par exemple, peuvent être un outil pour aider les consommateurs à vider leurs placards (opérations en faveur d’écoles pour fabriquer des choses par exemple) sans qu’elles soient récupérer par la sphère marchande et s’éloigner de l’objectif d’agir pour le vivant.

La sobriété des modes de vie invite à repenser notre rapport aux objets et à leur accumulation ; à en posséder moins ; à les partager ; à les voir comme des opportunités de faire. Des « accumulothèques » entre voisins pourraient voir le jour, être prévues dans les constructions/rénovations : chacun pourrait prendre ce dont il a besoin (matière, outils) et déposer ce dont il n’a plus besoin ou envie.

A l’image des matériauthèques, souvent associatives et non en accès libre ; des pièces partagées (buanderie, chambre d’amis) dans les habitats partagés. Cette mise à disposition d’objets ne peut être que locale. Cela permettrait de réduire les surfaces habitées et créeraient davantage de liens sociaux.

Les organisations, et plus particulièrement les entreprises pourraient se saisir de ce sujet de l’accumulation des objets. Pour le bien-être des salariés, un service de home organisers pourrait leur être proposé pour leur bureau (autre lieu d’accumulation de papiers, documents, livres, souvenirs, etc.) afin de mieux gérer leurs espaces de travail. Des services de « conservation numérique des objets matériels » pourraient sans doute être offerts aux consommateurs réticents à se débarrasser des objets afin d’en garder une trace et de ne pas les oublier.

Enfin, les collectivités publiques gagneraient à proposer des services d’accompagnement aux personnes âgées pour alléger leur maison. En effet, l’accumulation d’objets est souvent un frein au déménagement dans un lieu davantage adapté au nombre d’habitants, autrement dit plus sobre.

L’accumulation des objets présente de nombreux enjeux au sujet de la sobriété des modes de vie… « quand accumuler des richesses n’aura plus grande importance pour la société, d’immenses changements se produiront dans notre code éthique » (« Lettres à nos petits-enfants », de John Maynard Keynes, Les Liens qui Libèrent, 1930 / 2017).

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