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Accueil » Paroles d'experts » Valérie Guillard – L’usage actuel du mot sobriété provoque la plus grande confusion
Dans une tribune au « Monde » publiée le 1er octobre dernier, Valérie Guillard, Professeure de management à l'Université de Paris Dauphine-PSL et directrice de Dauphine recherches en management, s'est interrogée sur le sens du mot « sobriété » employé par Emmanuel Macron : art de la « vie bonne » ou gestion de la pénurie, et explique que pour changer la société, un temps long est nécessaire.
De la sobriété. Conseils pour vivre longtemps, tel est le titre de l’ouvrage publié par Luigi Cornaro, en 1558. Ce Vénitien, libertin et noceur, affligé de crises de goutte dès l’âge de 30 ans, sut « changer de vie » pour retrouver la santé et finit quasi centenaire. Il peut être considéré comme un des apôtres de cette sobriété appelée aujourd’hui à rendre plus durables non seulement la vie individuelle, mais la présence humaine sur Terre.
La sobriété comme art de jouir de la vie, avec une retenue garante de plaisirs durables. Platon [v. 427 av. J.-C.-v. 348 av. J.-C.] recommandait déjà la modération dans La République : il ne faut livrer la partie désirante de notre âme « ni au manque ni à la satiété ». Pour vivre bien et longtemps, la sagesse, dès alors, consistait à « évaluer ses désirs pour satisfaire ceux-là seuls qui sont raisonnables ».
Depuis 2015 et les accords de Paris, les chercheurs ont souvent fait appel à cette notion ancienne de sobriété, cette vertu d’autrefois, cet art de la tempérance exalté par saint Thomas d’Aquin [1225-1274], transmis avec rigueur dans les sociétés protestantes traditionnelles, et que la société de consommation a, si dangereusement, ringardisé dans la seconde moitié du XXe siècle.
Appeler à la sobriété telle qu’elle est définie par les philosophes, c’est faire réfléchir les citoyens à leurs désirs de consommateurs, au mimétisme qui les incite à loucher sur les biens de leurs voisins, à leur soif de reconnaissance, dont les marques savent si bien jouer pour instiller l’envie et faire tourner toujours plus vite les usines du monde. Il s’agit de trouver un chemin de crête, où chacun pourrait « vivre mieux avec moins », en préservant la possibilité de l’existence humaine à moyen terme.
Mais la sobriété à laquelle le président Macron a exhorté les Français début septembre a-t-elle quelque chose à voir avec cette notion complexe, cet art subtil de la « vie bonne » ? Rien n’est moins sûr. Dans notre ouvrage Comment consommer avec sobriété (De Boeck Supérieur, 2021), nous montrons comment les mots structurent nos représentations. Alors que la sobriété commençait pour certains, échaudés par les températures extrêmes des derniers mois, à devenir une valeur, une voie possible vers une façon de vivre plus réfléchie, voilà qu’elle est aujourd’hui associée, avant tout, à la gestion de la pénurie énergétique et, qui plus est, d’une pénurie a priori transitoire.
Débrancher certains de nos appareils électriques et enfiler un pull supplémentaire en chauffant à 19 degrés, comme on nous y incite, est bien entendu nécessaire dans une telle conjoncture.
Mais, face aux cataclysmes climatiques qui nous menacent, il va s’agir en réalité de modifier beaucoup d’autres habitudes que notre consommation énergétique, et pour longtemps : se convertir au vélo pour les courtes distances, au train pour les plus longues ; manger différemment, plus local et moins carné ; acheter moins d’objets, et notamment de vêtements, apprendre à réparer, à réutiliser… Les plus aisés, les plus consommateurs, seront les premiers concernés.
Or, l’usage actuel du mot sobriété provoque la plus grande confusion. Beaucoup ne pensent qu’aux transports, au chauffage, sans voir que chaque objet industriel qu’ils achètent est un concentré d’énergie. Plus encore, certains commencent à se révolter. On ne veut pas avoir froid l’hiver prochain à cause de la guerre en Ukraine, disent-ils, pourquoi ne pas relancer le charbon ? Face à la menace du manque, tout se mélange dans les esprits.
La conjoncture internationale écrase, efface la perception du risque de long terme. La sobriété, imposée dans l’urgence, devient austérité, insupportable, alors même qu’il devrait s’agir d’une ambition haute de ne pas sacrifier un bien-être de long terme à des désirs en partie fugaces.
La question est avant tout celle du temps. Pour changer la société, un temps long est nécessaire. Il s’agit de construire, pas à pas, en concertation et dans un esprit de justice sociale, de nouvelles solutions, qui, alors, pourront devenir acceptables et non plus, d’emblée, perçues comme injustes. Pourquoi pas une consultation de grande ampleur pour savoir quelle société nous voulons, quels arbitrages entre les investissements possibles nous souhaitons favoriser ?
Il s’agit aussi de former différemment les enfants, pour qu’ils apprennent, très tôt, comment vivre pour éviter que le monde ne s’enflamme. L’école, qui a su si bien enseigner aux enfants la vie zéro déchet, pourrait ainsi mettre au programme l’apprentissage de la sobriété au quotidien, une sobriété « vélo, jardinage et bricolage » à inventer, remettant les corps en mouvement, pour construire une société de centenaires.
Cet article est republié à partir du site du Monde, sur autorisation expresse. Pour toute autre demande d’autorisation, contactez droitsdauteur@lemonde.fr.
Du 6 mars au 3 juillet 2025
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